Brin par brin


J'ai, brin par brin
des réminiscences pluvieuses.
Elles me font à la gorge
une saveur tendre amère,
elles me toisent
d'une sardonique indulgence.

J'attendais un bus revêche,
j'avais sept ans ou huit,
un imperméable de princesse - caoutchouc tout puissant,
mieux vaut parfois rester grenouille...

Le flux hatelant sur l'asphalte
m'acculait au poissonier,
toutes merveilles étalées - gloire de la crustace! -
sur un lit souillé de voyage et d'attente.

Il me prenait une terreur délicieuse,
quand aux soirs de fête on se faufilait
entre paires d'yeux glauques et tablier sanglant;
et je rentrais radieuse
un festin dans mes bras, mon père suivant.

Enfin, poussiereux et grincant,
un fier bus, le nombre DEUX
au revers du veston.
Il n'était pas mon attendu,
et j'inclinai la tête - un jour, qui sait?

Le trottoir s'ornait lentement
de flaquetons,
d'océans.
Ainsi offerte l'expérience délicieuse
de l'eau froide

lentement lentement
entre les orteils
soudain recroquevillés

comme à la marée grise d'un hiver.


Suzanne Aigrain, 2001